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À force de m’intéresser à cet étrange phénomène que je nomme la « croyance » et qui semble court-circuiter notre faculté à appréhender le réel avec la liberté de l’enfant, j’en suis venu à me poser la question de ses racines. Où s’enclenche-t-il dans notre histoire individuelle ? Quelle est donc cette force étrange qui nous conditionne à ne plus vouloir tout considérer comme possible ? Comment avons-nous adhéré à une vision du monde restreinte, pour ne pas dire tronquée, voire butée ? Pourquoi avons-nous si peur de tout remettre en question, jusqu’au bout ?

Je me propose de partager ici avec vous l’axe de vue que j’ai développé en tant que psychanalyste corporel.

Entre 0 et 3 ans, même si nous n’en conservons aucun souvenir, nous avons tous fait, un beau jour, la découverte d’une étrange fracture dans le monde intérieur des adultes. En effet, à cet âge là, nous percevons tout des autres : leurs pensées, leurs émotions, leurs intentions. Nous pourrions même dire que nous sommes télépathes, de manière innée. C’est en tout cas ce que m’a permis de retrouver ma propre psychanalyse corporelle, et qui semble se confirmer chez tous les analysants que j’ai eu la chance d’accompagner ou de côtoyer. A cet âge, l’extérieur et l’intérieur ne semblent pas encore totalement dissociés. L’autre est presque autant moi que moi. Je vois clair en l’autre. Je le perçois sans analyse, sans conditionnement, sans a priori, dans un « goût » global et unique qui le caractérise. La description de cette manière de percevoir, que nous avons tous connue dans nos premières années, ne prend toute sa signification que dans l’expérience, bien sûr, mais il me fallait vous en donner les effluves avant d’aller plus loin.

 baby lying on fabric cloth

Ce fait que les adultes – et certains plus que d’autres – semblent tous « tordus », pour ne pas dire fous, parait bien mystérieux à nos yeux de petits enfants, à mesure que nous découvrons cette bizarrerie : Ils peuvent dire le contraire de ce qu’ils pensent ! Ils peuvent faire le contraire de ce qu’ils ressentent ! Ils s’inventent des histoires dans lesquelles ils vivent et par lesquelles ils filtrent les informations qui les atteignent ! On voit presque ces histoires tourner autour d’eux, comme des petites prisons qui les empêchent de recevoir toute la réalité en eux.

Oui, nous avons tous eu cet étonnant pouvoir, cette étonnante clair-vision. Pourquoi avons-nous dû la laisser derrière ? Parce qu’un jour, nous avons eu très peur. Tellement peur que cela nous a obligés à choisir de ne plus regarder la réalité telle qu’elle est, mais bien telle que nos parents – par exemple – la voyaient, restreinte, oblitérant notre capacité à nous mouvoir dans tous les possibles. C’est ce qu’on appelle le traumatisme constructeur de la petite enfance.

Comment aurions-nous pu faire autrement, de toute façon ? Si le petit enfant ne fait pas « semblant », comme tout le monde, il met trop en danger le monde de ses parents, ou des adultes qui l’entourent, et donc sa propre survie. Qui peut se résoudre, à cet âge-là, à perdre ses parents, ou du moins leur regard, leur attention, leur amour ? Personne ! Pour conserver la raison, et peut-être simplement la vie, chacun de nous a dû négocier intérieurement sa place dans ce jeu du « semblant », du « caché », de ce qui peut être dit et de ce qui doit être tu, autrement dit du mensonge.

Si vous avez un jour la chance et le courage d’expérimenter ce dont je parle ici, vous ne pourrez que constater que la douleur intérieure est telle que nous DEVONS renoncer à notre faculté de tout voir. Nous entrons alors dans le monde du croire : on joue à faire semblant que des choses sont vraies et que d’autres sont fausses, c’est-à-dire que des choses peuvent entrer en interaction avec notre monde intérieur sans le mettre à mal, là où d’autres doivent être rejetées à tout prix, sans quoi nous pourrions nous souvenir que tout est possible ! Et ça, « c’est bien trop dangereux » nous dit notre traumatisme, « on a failli en crever une fois, on ne va plus par là ! ».

Pourtant, c’est de l’histoire ancienne. Oui, nous aurions pu en crever, petit enfant. Mais aujourd’hui, non. Nous n’avons plus à craindre de perdre la raison ou la vie. Ce programme subconscient, qui nous a un jour sauvés, nous maintient pourtant depuis cet instant dans sa prison illusoire. Sa force est terriblement puissante : elle est à la hauteur de celle de notre peur de mourir, et plus précisément de notre peur de perdre le contact avec ceux que nous aimons.

C’est pourquoi, depuis ce jour, un gardien veille, au seuil de notre psyché, et trie les informations en « vrai » et « faux » : « toi tu peux rentrer, toi non ! ». Mais il ne trie pas LE vrai et LE faux, il trie MON vrai et MON faux. Depuis ce jour, nous avons mis de côté notre faculté de créer notre réalité telle que nous y aspirons, du plus profond de notre être. Nous la créons, certes, mais en ne considérant que les possibilités qui ne remettent pas en cause notre conditionnement. La peur est trop grande !

Et encore aujourd’hui, nous continuons à nous soumettre à cette vision tronquée du monde. Chacun est perdu dans son monde, hermétique à celui des autres, entrant en guerre dès que les frontières de ce qu’il s’autorise à considérer comme réel semblent menacées par un envahisseur. Nous ne voulons plus voir, nous voulons croire. Nous voulons croire à nos limites et c’est la raison pour laquelle nous restons les proies faciles de ceux qui ont l’intelligence et la capacité de venir occuper toute la partie de la réalité que nous avons choisi de ne plus regarder.

Comprenez bien cette dernière phrase, parce qu’elle tente de désigner la principale raison pour laquelle nous restons vulnérables aux abus, aux manigances, aux manipulations, à la dissimulation, au mensonge. Depuis que nous avons décidé de ne plus tout considérer comme possible, nous avons laissé le champs libre au mensonge. Il prolifère donc naturellement dans ces lieux que nous avons désertés. Il nous est plus facile de croire, comme nous l’avons toujours fait, ceux qui nous confortent dans les limites de ce que nous considérons comme possible.

Cela explique pour moi l’étonnante résistance à tous les mensonges qui sont actuellement révélés par la crise mondiale que nous traversons. Ils continueront à trouver leurs défenseurs parmi nous, à la mesure de notre peur de voir la réalité en face. Ils continueront à enfoncer leurs racines en nous à chaque fois que nous nous laissons croire ce que disent d’autres.

Pour sortir de cette illusion que nous perpétuons, chacun, depuis notre petite enfance, il nous faut développer ce courage d’admettre que tout est possible, le plus atroce comme le plus merveilleux. Forts de ce courage – et de cet entrainement – nous constaterons que nous n’avons pas à perdre notre temps à classer la réalité en vrai et en faux. Il y a bien mieux à faire : décider !

Si nos yeux pouvaient s’ouvrir à cet endroit, nous découvririons, ensemble, qu’il n’y a rien à combattre, mais seulement à créer. Ou plutôt cocréer, puisque nous sommes ensemble. Cocréer demande nécessairement un dialogue, jumelé à une volonté réelle de comprendre et d’aimer le monde de chacun, parce que « l’autre » est finalement notre seule chance de retrouver la mémoire de tous ces possibles laissés derrière. Ainsi, et seulement ainsi, nous pourrons être quittes une bonne fois pour toutes, collectivement et mondialement, du mensonge.

C’est l’incroyable réalité que je souhaite que nous puissions tous connaitre sur cette belle planète.